la voie du caribou
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La première version de l’article qui suit a paru dans le numéro d’automne 2011 de Landscapes/ Paysages, le périodique officiel de l’Association des architectes paysagistes du Canada (AAPC). Il figurait parmi une série d’articles que j’ai rédigée pour cette revue trimestriel à l’invitation de sa rédactrice-en-chef Judy Lord, sous la rubrique générale « États des lieux : Regards sur les paysages et l’architecture de paysage à travers le Canada. » Par l’entremise de ces articles, j’ai pu communiquer une perspective personnelle sur de nombreux paysages canadiens significatifs, tout en développant des thèmes et explorant des lignes d’enquête qui m’aideront dans la rédaction de mon livre Architecture de paysage du Canada. J’ai énormément apprécié l’invitation de L/P et son appui constant à ce projet de longue haleine.
Le numéro dans lequel l’article a paru avait comme thème les réalisations internationales des architectes paysagistes canadiens, dont les mémoriaux de guerre construits en Europe par le Canada à la suite de la Première Guerre mondiale étaient des exemples précoces. Le numéro d’automne de L/P était publié à un moment propice pour la parution de l’article, immédiatement avant le Jour du Souvenir, le 11 novembre – en fait, 11/11/11. J’étais malheureusement incapable de fournir des illustrations au niveau de résolution exigé pour leur publication dans la revue ; nous avons donc inclus plusieurs excellentes photos du Caribou dans le Parc Bowring, prises par d’autres photographes. Depuis, j’ai réussi à reproduire mes photos originales à une meilleure résolution ; elles sont intégrées à l’article, qui est donc enfin paru de la façon originalement prévue. Je l’ai écrit en anglais et on doit la version française à François Couture et sa compagnie Voilà Translations.
Comme on peut le constater ailleurs dans ce numéro de Landscapes/Paysages, les architectes paysagistes canadiens ont joué un rôle impressionnant sur la scène internationale durant les quinze dernières années. Mais en fait, les Canadiens avaient déjà créé des paysages de grande qualité à l’étranger il y a plusieurs décennies, même avant que l’Expo 67 ait placé le Canada au sommet du palmarès mondial du design. Les plus émouvantes de ces réalisations : les monuments commémoratifs sur les champs de bataille de l’Europe, construits pendant les années qui ont suivi la Première Guerre Mondiale. Ces monuments ont souvent atteint une remarquable intégration du paysage et de la sculpture. Parmi eux, les plus uniques étaient cinq paysages situés dans le nord de la France et en Belgique, paysages qui mettaient à l’honneur les soldats de Terre-Neuve ; des monuments connus collectivement comme La Voie du Caribou.
Ma première introduction à ces paysages remonte au début des années cinquante, lorsque la collection de timbres-poste était l'un des principaux engouements de ma jeunesse. J’ai tombé sur une série de timbres de Terre-Neuve (qui a émis ses propres timbres-poste avant de devenir une province du Canada en 1949) portant tous l’image d’un caribou. Lorsque j’ai demandé pourquoi tous ces timbres se ressemblaient, mon père m’a répondu en parlant de la Première Guerre Mondiale et du rôle joué par Terre-Neuve dans cette conflagration. Participant à la Guerre depuis son premier jour et jusqu’à sa toute fin, Terre-Neuve a payé un prix très onéreux. Le Régiment royal de Terre-Neuve a participé à une série de batailles sanglantes, débutant à Gallipoli en Turquie en 1915 et se terminant dans les dernières avancées de l’automne 1918. Selon un historien militaire, le régiment semblait toujours se trouver « à l’avant-garde d’une attaque ou au mauvais endroit au mauvais moment. » Lancé dans l’offensive à Beaumont-Hamel dans les premières heures de la gigantesque et futile bataille de la Somme le matin du 1er juillet 1916, le régiment a perdu 712 de ses 801 soldats.




Le Rêve Du Padre
Tom Nangle (1888-1972), l’aumônier ou padre du régiment, a passé par toutes les expériences déchirantes de la Guerre, en compagnie de ses compatriotes de Terre-Neuve et Labrador. Profondément ému par le courage et le dévouement des soldats à sa charge, il cherchait à préserver leur mémoire sur les sites de leurs cinq engagements principaux. Sans compter ses efforts, le père Nangle faisait campagne pour gagner l’appui et amasser des fonds afin d’acheter des terrains pour les sites commémoratifs. Il a identifié un symbole rassembleur qui fournirait une identification certaine avec Terre-Neuve – le Caribou, animal indigène de l’île, dont des terres stériles fournissent des lichens abondants. Nangle a engagé le sculpteur britannique Basil Gotto (1866-1954) pour créer six images en bronze du caribou et, en 1922, a trouvé l’homme qui pourrait transformer son rêve en réalité en fournissant de magnifiques mises en scène pour ces sculptures.
Cet homme était Rudolph Cochius (1880-1944), un architecte paysagiste canadien d’origine hollandaise, qui connaissait bien Terre-Neuve. Cochius avait déjà secondé Frederick Todd, le célèbre architecte paysagiste montréalais, lors de la création du parc Bowring à St. John’s. Selon les pratiques du temps, Todd a confié la surveillance des travaux à son assistant, qui est resté à St-John's de 1912 à 1917, bénéficiant sans doute d’une certaine autonomie dans la réalisation de ce charmant parc pastoral.
Cochius se trouvait aux Pays-Bas lorsque Nangle l’a engagé pour la conception des monuments ; il habitait avec sa famille grandissante à Albert (France) durant leur construction. Par après, il est retourné à Terre-Neuve, où il a travaillé jusqu’aux années trente; il a ensuite passé ses dernières années à Montréal, encore une fois comme collaborateur de son vieil ami Frederick Todd.


Un Fragment De Terre-neuve En Europe
Rudolph Cochius a conçu des monuments sur les champs de bataille à Gueudecourt, Masnières et Monchy-le-Preux, dans le nord de la France, et à Courtrai en Belgique ; mais la clé de voûte de ces sites commémoratifs était celui de Beaumont-Hamel, complété en 1924. On approche l’ancien champ de bataille à travers un sombre plateau boisé, duquel on sort abruptement vers un vaste paysage ouvert dont le terrain descend graduellement vers le nord ; en premier plan, un no-man’s-land ponctué de lignes de tranchées. À la limite de l’escarpement, Cochius a placé le Caribou, sculpté en posture héroïque et défiante par Gotto, sur le sommet d’un rocher dynamique et angulaire. Le symbole de Terre-Neuve et du régiment est encadré par la topographie de conflit : les tranchées et les cratères des bombes y restent à perpétuité, contrairement aux paysages tout autour qui sont retournés à l’aspect bucolique traditionnel de la France rurale. L’immense enceinte de 16 hectares qu’occupe le site commémoratif comprend aussi un cimetière militaire, impeccablement entretenu par la Commission des enterrements de guerre du Commonwealth, ainsi que la réplique d’un arbre solitaire qui, malgré sa dévastation par la bataille et contre toute attente, a survécu au carnage de 1916.
Les autres parcs mémoriaux, moins grands, suivent quand même un gabarit semblable, le Caribou toujours en haut d’un fragment du paysage de Terre-Neuve, transplanté en Europe, et toujours orienté face à la ligne de tranchées que les Terre-Neuviens devaient attaquer. La sixième sculpture de Gotto a trouvé son foyer de l’autre côté de l’Atlantique, à un endroit stratégique près du plus haut point du parc Bowring à St. John’s, créé par Todd et Cochius. Encore une fois, Cochius a conçu une mise en scène dramatique pour la sculpture ; en fait, pour deux sculptures commémoratives de Gotto, dont l’oeuvre "The Fighting Newfoundlander" se situe ailleurs dans le parc.




La dernière Collaboration de Cochius et Gotto
Les deux collègues ont collaboré sur un dernièr projet, plus élaboré : le mémorial national de guerre de Terre-Neuve et Labrador, un monument imposant construit sur Water Street au centre-ville de St. John’s, qui comprend des figures sculptées en bronze par Gotto, représentant les diverses occupations civiles et services militaries de la province. Ces figures sont surmontées d’une personnification allégorique de l’esprit de Terre-Neuve. L’escalier en spirale qui sert d’écrin pour les sculptures s’élève sur le bord de l’océan, là où était fondée la première colonie britannique en outré-mer, trois siècles et demi plus tôt, presqu’en face du portail historique des Narrows.



Les Monuments Aujourd'hui
Comme la majorité des monuments de la Première Guerre Mondiale, l’état physique des mémoriaux de Terre-Neuve s’est détérioré pendant plusieurs décennies. Mais depuis quelques décennies, un nombre considérable de ces trésors uniques ont bénéficié d’une réfection majeure, y compris Beaumont-Hamel en 2000-2005, sous la direction de l’architecte paysagiste John Zvonar (voir l’article de John dans Landscapes/Paysages, printemps 2011). Aujourd’hui, le monument réhabilité est soigneusement entretenu par Anciens Combattants Canada, qui administre tous les sites commémoratifs canadiens outremer. Une équipe de jeunes étudiants venant d’universités canadiennes, énergiques et compétents, fournissent des services d’interprétation ici, ainsi qu’au mémorial de la crête de Vimy, à quelques kilomètres de distance. Toujours présidé par son Caribou, le mémorial du champ de bataille à Beaumont-Hamel retient son caractère de paysage remarquablement frappant et émouvant.
Réferences:
- Christie, Norm M. For King and Empire: Vol. X, The Newfoundlanders in the Great War, 1916-1918, CEF Books, Ottawa 2003
- Shipley, Robert. To Mark Our Place, A History of Canadian War Memorials (photos par David Street), Toronto: NC Press Ltd. 1987
- Versteeg, Edward. “Rudolph H.K.Cochius and the Creation of Bowring Park”, présentation au Congrès Annuel de l'Association des Architectes paysagistes du Canada, juin 2004, St. John’s, Terre-Neuve et Labrador
- Zvonar, John E. “Where Poppies Grow: Protecting One Memory of the Great War”, présentation au rassemblement annuel de l'Alliance for Historic Landscape Preservation, mai-juin 2002, Winnipeg & Jardin International de la Paix, North Dakota-Manitoba